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Photo du rédacteurIsabelle DEVISE

Extrait

En 1960, j’obtins un certificat d’aptitude professionnelle (C.A.P) de dessinateur industriel, et un brevet d’enseignement industriel (B.E.I) d’ajusteur-mécanicien. Je quittai le collège à dix-huit ans, fort de mes diplômes, prêt pour la vie active. J’ambitionnais le métier de dessinateur industriel, la blouse m’attirant plus que le bleu de travail. Je décrochai toutefois, mon premier emploi d’ouvrier spécialisé traceur à la chaudronnerie M, à Valence. Mes velléités de dessinateur se heurtaient à mon manque d’expérience et à un fait indéniable, l’armée ne m’avait pas encore appelé pour le service militaire. Dès mon entrée dans l’entreprise, je négociai avec le directeur pour évoluer comme dessinateur dans un délai d’un an, ce qu’il accepta.

Habitant chez mes parents à Portes-lès-Valence, je parcourais le trajet à vélo au quotidien. Mon père me prêtait le sien. Il était doté de pédales japonaises qui avaient le mauvais goût de toucher le sol et de provoquer de belles chutes. Je démarrais le matin à six heures. Dix kilomètres aller-retour, dont une grande partie sur la piste cyclable qui longeait la Nationale 7, quelle que soit la météo. Sans parler des bouchons l’été, au moment des départs en vacances. L’un des salariés de l’entreprise venait au travail également à vélo mais il me doublait systématiquement. Et pour cause, il s’agissait de Guy P., le coureur cycliste semi-professionnel. La vallée du Rhône et son mistral… Sa force me déséquilibrait, me freinait, chaque fois que je devais l’affronter. Une fois, la puissance du vent fut telle que, même en poussant debout sur mes pédales, je ne parvins pas à avancer. Découragé, je m’apprêtais à poser le pied au sol lorsque mon collègue arriva. Il m’invita à me coller dans sa roue et m’ouvrit la voie jusqu’à la chaudronnerie. Aux beaux jours, la route bordée de platanes, le parcours me plaisait, mais la prudence restait de mise à côtoyer les voitures, les camions, l’autoroute n’étant alors qu’un projet. Une autre fois, j’entendis un énorme bruit puis une masse noire frôla mon pneu avant, et finit sa chevauchée dans le fossé. Un poids lourd venait de perdre sa roue. À un cheveu d’ange près, je mourrais. Sur la bâche, j’eus le temps de lire le nom du transporteur basé à Romans-sur-Isère. Je le joignis par téléphone et lui racontai l’anecdote avec force détails. Je finis la conversation en lui précisant le lieu où sa roue l’attendait. Il me remercia en me faisant parvenir cinquante francs.

À la chaudronnerie M., je retrouvais mon ami G. et le saluais tous les matins. Il avait été embauché à la soudure des chauffe-eaux. Pour ma part, sous mes yeux défilaient tous les jours, de grandes feuilles

de tôle, épaisses de dix millimètres, si lourdes et si encombrantes que les hommes s’adjoignaient la force d’un pont-roulant. Ces tôles servaient à réaliser des cuves pour le stockage du pétrole, des conduites forcées… Plus techniques, les culottes trapézoïdales, celles qui assuraient la continuité entre deux tuyaux de diamètres différents ou pour alimenter des turbines. Je traçais à l’aide d’un cordeau, d’un pointeau, d’un marteau. Je tapais sur le pointeau jusqu’à voir apparaître la forme désirée. « Ta ta ta ta ta, ta ta ta ta ta ». Un nombre incalculable de fois, à une cadence régulière. La chaudronnerie retentissait de cette musique mécanique qui résonne encore entre mes oreilles. À chaque coup de marteau malencontreux, mon doigt subissait. Sur une plaie à peine cicatrisée de la précédente frappe s’ouvrait une nouvelle. J’en conserve encore aujourd’hui, les stigmates sur l’index de ma main gauche. Les tôles étaient ensuite découpées avec une oxycoupeuse à chalumeau puis cintrées. Elles finissaient soudées soit à l’atelier, soit sur le lieu de livraison, en fonction des conditions de transport de la pièce finie. Dès l’année écoulée, le directeur me vit arriver dans son bureau pour évoquer mon évolution. Refusée ! Sous prétexte que l’armée ne m’avait pas encore appelé. Déçu, sans me démonter du haut de mes vingt ans, je signifiai en conséquence que je me mettais en recherche d’un autre emploi.


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